Jo Spiegel (1/2) : “Il n'y a pas de transformation durable si elle n'est pas à la fois collective et personnelle.”
jeudi 12 novembre 2020
Jo Spiegel est l’un des pionniers de la démocratie participative. Maire de Kingersheim de 1989 à 2020, il a su mettre en place une véritable “démocratie - construction” avec ses habitants. Des dizaines d’initiatives, dont la Maison de la Citoyenneté, ont métamorphosé le paysage démocratique de la ville.
Jo Spiegel se confie sur cette aventure dans son dernier ouvrage Nous avons décidé de décider ensemble, et pour Fluicity, dans "Les Voix de la démocratie".
« Les Voix de la démocratie » : la série d’interviews qui explore les points de vue et les enjeux territoriaux de notre démocratie en mouvement.
Qu'est-ce qui vous a poussé vers la démocratie participative ? Quel a été le déclic ?
Jo Spiegel
Je suis passé d'une démocratie assez traditionnelle à mon premier mandat, à une démocratie qui m'interrogeait, plus vivante, que j'appelle “démocratie de construction”. C’est un concept très fort, dans la mesure où ce n'était pas juste un avis ou une colère. C'était le résultat d’un processus de construction.
Je ne crois pas qu'il y ait eu de véritable déclic. En tout cas, s'il a eu lieu, c'est suite à une longue maturation. J’aime ce concept qui sied à la question démocratique et qui met en valeur la transformation en profondeur. Cette lente maturation n'est possible que si l'on est perméable à soi-même, aux autres, et au monde qui nous entoure. C'est un triple travail sur soi ! Il y a des moments où l’on a rendez-vous avec soi-même. Cela arrive peut-être deux ou trois fois dans sa vie. Et c'est souvent douloureux ! Ça l’a été pour moi. Mais ce rendez-vous m'a mis en contact avec une richesse que j'ignorais : ma fragilité.
"Il n'y a pas de transformation durable si elle n'est pas à la fois collective et personnelle.”
Je ne crois pas à des transformations en profondeur si elles ne sont pas accompagnées de transformations personnelles. C'est quelque chose que je porte depuis qu'a été lancé le Pacte civique en 2011 par des associations de second degré, qui considèrent qu'il n'y a pas de transformation durable de la société si elle ne regroupe pas à la fois les citoyens, les politiques, les organisations... Et si elle n'est pas à la fois collective et personnelle. La transition écologique relève de cette même dynamique.
Le déclic, c'était ça. Un cheminement personnel à la fin de premier mandat, avec l'idée qu'il y a une communauté de destin entre qualité démocratique et la dimension spirituelle, au sens très large du terme. Le lieu de résistance est avant tout dans l'intériorité et dans le sens que l'on veut donner à l'engagement.
À Kingersheim, nous avons aussi eu la volonté d'organiser, en équipes, des temps de réflexion, des séminaires... qui sont en fait des temps de discernement. J'aime ce terme de “discernement” dans l'action publique ! Je me souviens, lors du premier mandat, avoir utilisé des outils classiques que je considère aujourd'hui comme des outils de déni démocratique.
"Déni démocratique", le terme est fort ! Un exemple ?
Les réunions de quartier. Comme si les citoyens étaient réduits à un périmètre. Cette relation infantilisante et commerçante, entre une équipe magicienne qu'est le maire et les collaborateurs, et des habitants consommateurs, est la même que celle entre un fournisseur et un client ! On enferme les habitants dans un rôle de consommateur absolu et la politique dans une sacralisation de l'entre-soi.
Les habitants sont biberonnés par le fait que les grandes décisions appartiennent aux élus. Il ne faut pas s'étonner qu’ils fassent part de leurs préoccupations du quotidien, des crottes de chien et des problèmes de voisinage. C'est une forme d'auto-censure.
Toute démarche de participation doit d’abord passer par l'activation citoyenne. Par le refus de se présenter comme un magicien et de favoriser l'anesthésie démocratique, qui ouvre des boulevards d'arresponsabilité, quand il faut construire des chemins d'espérance. Le citoyen est partie prenante du bien commun.
Toute démarche de participation doit d’abord passer par l'activation citoyenne.
Si l'on ne veut pas que l'action locale ressemble à un bocal, l'élu doit pouvoir se confronter au global. Pour moi, cela signifiait prendre du temps de recul pour se dire ce que les Gilets Jaunes ont dit 20 ans après : un fossé s'est creusé entre les représentants et les représentés. Cette crise démocratique est une crise de la représentation. Pour moi qui crois en la représentation, cette dernière n'a du sens et ne peut être ré-enchantée que si elle devient “démocratie de construction” et continue. Il faut arrêter de penser que la démocratie se résume à un bulletin de vote une fois tous les 5 ou 6 ans. Celui-ci confère la légalité mais pas la légitimité en toutes décisions.
Tous ces éléments m'ont amené, en 1998, à faire le tour de la ville à pieds, à donner la parole aux habitants et solliciter leur avis sur l’avenir de notre ville.
Il faut arrêter de penser que la démocratie se résume à un bulletin de vote une fois tous les 5 ou 6 ans.
“Il y a un questionnement à mener sur le rôle du droit en démocratie participative”
Quelles sont les actions et les expériences mises en place à Kingersheim qui ont eu le plus d'impact selon vous ?
Je pense à deux projets structurants qui ont modifié le processus de décision.
1. La Maison de la citoyenneté, que nous avons construite en 2006. J'en parle largement dans mon livre, mais ce qui est intéressant, c'est que tout a un peu démarré autour d'une pétition.
La maison devait se situer près de la mairie. Finalement, elle a été déplacée dans un vieux bâtiment historique que l'on prévoyait de démolir et que la société d'Histoire a rappelé à ma mémoire. J'ai écouté sa contestation et la pétition des riverains, qui avaient peur qu'on en fasse des logements, et nous avons abouti à un compromis : garder des logements sociaux et des vitrines pour la société d'Histoire sur une partie de l'espace, et établir la Maison de la citoyenneté sur une autre.
Cette maison, c'est la fertilisation des points de vue différents. Même les gens qui ne participent pas se disent fiers d'avoir une maison qui leur est consacrée et qui appartient à tout le monde.
Maison de la citoyenneté à Kingersheim
2. Le parc public des Gravières, qui est la reconversion d'une friche sportive, et dont le projet est issu de l'intelligence collective. Un conseil participatif (collèges d’habitants, d’élus, d’experts, et d’organisations) y a travaillé pendant 3 ans avec des architectes. Nous avons pu voir la confrontation entre les architectes sachants (dans une relation parfois très top down), et l'intelligence de l'expertise citoyenne. Il y a eu des moments compliqués !
On a passé ces 30 dernières années à voir le divorce entre la démocratie et la politique. Il faut redonner du sens démocratique à la politique.
J'aimerais aussi revenir sur 3 actions symboliques que nous avons prises, qui vont au-delà de ce que l'on a construit. La politique a besoin de symboles.
1. Arrêter les vœux du maire, avec les petits fours et le discours fleuve... C'est beau, mais c'est quand même un peu autocentré ! Cet événement ne collait plus avec l'éco-système que nous avions mis en place. On les a donc transformés pour devenir "Les vœux de Kingersheim" : plus populaires, en extérieur, avec un spectacle, des plats amenés par chacun, un discours de 5 minutes du Maire pour lancer le pacte civique, etc. Du sens plutôt que de l'autosatisfaction.
2. Plus d'inauguration, ni de coupé de ruban, mais des temps d'appropriation par les habitants. La première fois que nous avons ouvert le parc des Gravières, c'était à 16h au début des vacances. Tous les enfants prenaient possession de cet espace dont ils devenaient copropriétaires.
3. Le choix des étudiants ou lycéens qui candidatent pour les jobs d'été. Ils sont souvent une centaine pour trente postes – ou plutôt 15 postes mais les jeunes acceptent de partager le temps de travail, pour doubler ce nombre. J'accueille ces jeunes à la Maison de la citoyenneté avec leurs parents et l’on décide de l'attribution par tirage au sort. C'est l'égalité retrouvée. Les habitants sont émus par cette démarche. Ils touchent du doigt la concrétisation des valeurs de la république – que l'on célèbre le 8 mai et le 11 novembre, mais que souvent, on n’applique pas. Chaque jeune a les mêmes chances qu’un autre. Une fois tiré au sort, il passe devant un jury d'experts et de collaborateurs, pour préciser l'intérêt qu'il a à travailler au service de la ville. Il y a à la fois l'égalité de chance et le fait de porter l'image de la mairie.
Tout ça donne une vision différente de la politique et de l'action publique. On a passé ces 30 dernières années à voir le divorce entre la démocratie et la politique. Il faut redonner du sens démocratique à la politique.
Vous privilégiez la “démocratie-construction” plutôt que la démocratie d'opinion. Est-ce que cela veut dire : laisser tomber les partis au profit de l’intérêt général comme seul objectif ?
Grande question ! Quand j'ai quitté le PS, il n'était plus question de fonder un parti. Ce que j'ai pourtant fait aujourd'hui avec Place Publique ! Il y a des lieux de médiation et de formation citoyenne privilégiés : les syndicats, les associations et les partis politiques.
Je ne crois pas à la démocratie directe, mais à une démocratie de plain-pied.
Le problème est que les partis politiques sont à l'image de la crise démocratique. Pendant longtemps, ils ont été des lieux de formation civique et d'intelligence collective, de débat, de conviction et de vision politique… et ils sont devenus progressivement des espaces de conquête du pouvoir. Autant les conseils participatifs que nous avons mis en œuvre à Kingersheim sont extrêmement subversifs par le fait qu'ils questionnent les gens sur leurs certitudes. Autant je pense que l'on peut porter des convictions et construire des compromis dynamiques. C'est la volonté et la capacité de construire du commun ensemble.
Je ne crois pas à la démocratie directe qui passerait au-delà des instances représentatives, des pouvoirs intermédiaires, et surtout de la qualité délibérative préalable à la qualité décisionnelle. C'est la raison pour laquelle, dès l'origine, la composition de nos conseils participatifs représentait la France en miniature : un collège de citoyens (volontaires et/ou tirés au sort), un collège d'élus majoritaires et minoritaires, un collège d'experts internes et externes (je crois beaucoup à l'expertise technique) et un collège d'organisations (associations, entreprises, syndicats).
Le risque de l’entre soi politique est celui de l’autocratie ; le risque du “tout expert” est celui de la technocratie ; le risque du "citoyennisme" c’est le populisme ; celui du “tout organisation”, le corporatisme... Pour éviter toutes ces maladies infantiles de la démocratie, il faut mettre les gens autour de la table. C'est ce que j'appelle une démocratie de plain-pied. Avec la philosophie de fertiliser les points de vue différents. Rien de plus difficile, mais la promesse de la pluralité, enrichie par le dialogue.