“Sans une vraie culture de la participation, le numérique pourrait asservir la démocratie”
jeudi 4 juin 2020
Si vous vous intéressez à la participation citoyenne, son nom ne vous est pas inconnu.
Après un parcours dans l'entrepreneuriat social, Arnaud de Champsavin devient consultant et référent consultation citoyenne à la Direction interministérielle du numérique (DINUM /Etalab) et à la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Il est à l’origine de la communauté de pratique “Les mardis de la participation” et d’un profond travail d'acculturation en partenariat avec les civic tech.
“J’essaie de comprendre par la pratique comment pourrait fonctionner le “monde d’après”, surtout du point de vue économique et politique, en regardant du côté des communs, de la démocratie participative ou de l’économie de la contribution”.
Sa vision : celle d’un numérique émancipateur qui permettrait à tous, citoyens et administrations, de faire la démocratie de demain “par eux-mêmes, pour eux-mêmes”.
Bienvenue dans "Les Voix de la démocratie" par Fluicity ; la série d'interviews qui explore les points de vue et les enjeux territoriaux de notre démocratie en mouvement.
Alors qu'ils ont pu faire l'objet d'un certain scepticisme, les outils numériques se révèlent aujourd'hui indispensables à la continuité démocratique. Qu'ont-il vraiment à nous offrir sur le long terme ?
Arnaud de Champsavin
C’est vrai que le confinement a mis l’accent sur le travail à distance, et le numérique est utilisé en masse pour discuter, travailler, décider, jouer... reprenant des usages déjà connus. Je trouve fascinante la capacité de chacun à se réorganiser pour continuer à vivre, grâce au numérique.
La Convention Citoyenne pour le Climat par exemple, qui continue sa mission via Zoom, prouvant que le numérique peut être un vrai outil au service de la résilience, et assurer la “continuité”.
Mais vous avez raison de parler de “scepticisme”, qui est toujours de mise (regardez StopCovid !). Le dialogue entre l’Etalab et les civic tech nous a permis de prendre la mesure du “blues des civic tech”. L'enthousiasme initial pour les plateformes a laissé place à une certaine désaffection et une méfiance. D’abord pour des raisons liées à la jeunesse de ces pratiques (accessibilité, questionnaires assez sommaires, manque de représentativité et d’analyse...). Mais surtout parce que les décideurs n’ont pas répondu à la question clé : “à quoi ça sert ?”. L’outil s’est un peu retourné contre eux.
Sans la culture de la participation et de ces outils, il y a un vrai risque que le numérique asservisse la démocratie – comme les Smart Cities font rarement des villes plus intelligentes, seulement plus automatiques. Pour certain, l’idéal serait que tout le monde s’exprime sur tous les sujets, tout le temps : une sorte de démocratie frictionless, comme le solutionnisme technologique sait nous le proposer. Chacun pourrait répondre “pour” ou “contre”, d’un coup de pouce à gauche ou à droite, sur tous les sujets. Cette voie est une impasse. Jürgen Habermas nous a appris l’importance de la délibération : le processus démocratique est au moins aussi important que son résultat.
Pour certain, l’idéal serait que tout le monde s’exprime sur tous les sujets, tout le temps : une sorte de démocratie frictionless. Cette voie est une impasse.
Le problème, c’est que les plateformes ont démocratisé les méthodes participatives sans que l’on accompagne les agents. On leur demande (trop) souvent d’organiser une démarche participative dans l’urgence – poussés parfois par les services communication et les cabinets de maires ou de ministres, et avec toute la lenteur de l’administration accrochée aux pieds.
Le projet consultation.etalab.gouv.fr (maintenant intégré au Centre de la Participation Citoyenne) consistait justement à leur faciliter le travail, en référençant des outils de la civic tech et en levant les freins qui les empêchaient encore de dialoguer avec les citoyens (méconnaissance, peurs, problèmes d’achat public, problèmes techniques, etc).
L’objectif était aussi de faire comprendre la complémentarité entre présentiel & numérique. Les mini-publics en présentiel, avec délibération en présentiel et construction d’un consensus, sont particulièrement efficaces. Par exemple, les Jurys Citoyens de la DITP, déployés sur les concertations sur la Réforme des retraites en 2018 ou plus récemment sur le Revenu Universel d’Activité.
On comprend tout à fait l’intérêt des outils numériques pour compléter “l’offre” démocratique et permettre plus d’inclusivité. Mais le numérique doit en même temps permettre de faire soi-même, d’être émancipateur, au-delà de la finalité de démocratie participative : l’open source, les outils partagés, les projets collaboratifs en ligne… J’insiste sur la nécessité d’outils conviviaux (low-tech/no-tech) : des outils simples que les agents des petites communes peuvent maîtriser une fois que les consultants-experts sont partis. Et surtout les instancier eux-mêmes !
Le numérique doit permettre de faire soi-même, d’être émancipateur.
Que manque-t-il aux collectivités et administrations pour “s’émanciper” et “faire elles-mêmes” ?
L’enjeu est la diffusion massive des initiatives et des compétences aux agents publics, qui disposent de peu de moyens mais sont en prise directe avec les citoyens et les projets.
Le succès de la communauté des Mardis de la Participation le montre : les agents publics ont besoin d’échanger concrètement sur leurs pratiques de la participation citoyenne, pour apprendre, comprendre, partager, s’améliorer. Comment ?
- En diffusant et développant une culture de la participation, pour apprendre à se poser les bonnes questions, et à concevoir des démarches vertueuses.
C’est ce dialogue entre pairs qu’il faut organiser. Peu à peu, on ré-internalisera les savoirs et les compétences clés : problématisation, conception, facilitation, design, paramétrage, maintenance, développement, etc.
Il est triste de constater les dommages que font les silos au sein de l’administration, et les obstacles qu’ils constituent à la diffusion des connaissances et des outils. Notamment entre collectivités territoriales et administration d’Etat. En plus d’empêcher le cofinancement de ressources mutualisées (outils, plateformes, bases de données, équipes support) pour ceux qui ont des besoins simples et peu de moyens !
Les agents publics ont besoin d’échanger concrètement sur leurs pratiques de la participation citoyenne, pour apprendre, comprendre, partager, s’améliorer.
- En mettant à disposition des outils et des méthodes.
Côté outils, certains éditeurs de la civic tech ont rejoint le partenariat initié par Etalab : les agents publics d’Etat ont plus facilement accès à leurs plateformes depuis 2016 sur un modèle freemium. Pour aller plus loin, on pourrait financer l’extension du partenariat aux collectivités territoriales, sur le modèle Belge du BOSA, ou en co finançant des fonctionnalités d’un même bien commun numérique comme sur le modèle barcelonais.
Côté méthode, mettons l’accent en priorité sur le cadrage et la conception des démarches.
- En facilitant l'expérimentation.
Pour les agents qui veulent acheter de la prestation, la complexité est ubuesque ! La phrase qui revient systématiquement dans les 5 premières minutes d’un projet est : “tu tires sur quel marché [public] ?”. Ce qui a été initié avec consultation.etalab.gouv.fr va dans le bon sens pour simplifier le parcours : inscription des civic tech à l’UGAP, promotion de la Procédure d’Achat Innovant de la Direction des affaires juridiques (DAJ) et de la Direction des achats de l’Etat (DAE)... Mais il faut aller plus loin et fluidifier le processus d’achat, tout en renforçant la transparence (et donc le contrôle) de l’utilisation de l’argent public.
- Enfin, et surtout, il manque la volonté de vraiment vouloir faire participer les citoyens.
Les agents publics évoluent sous une couche de hiérarchie frileuse, qui leur demande d’innover mais sans droit à l’erreur – alors que la structure de l’administration est telle qu’ils ont besoin d’un portage hiérarchique. L’appui de structures interministérielles peut aider à convaincre les décideurs, qui attendent encore trop souvent la preuve de l’utilité des démarches participatives, et les vivent comme une contrainte.
A lire : "Il est essentiel que les collectivités aient les moyens d'agir"
Pour finir, j’aime beaucoup le slogan de la DITP : “Libérer l’énergie publique”. Aujourd’hui, l’énergie est du côté des citoyens et des collectifs, pas de l’administration. Cette dernière aurait tout intérêt à apprendre à travailler avec eux**.** La Grande Annotation a montré la voie, avec l’analyse collaborative des données du Grand Débat National. Je pense qu’on peut impliquer les citoyens aux différents stades des démarches : organisation, facilitation des ateliers, synthèse, alimentation de base de données ouvertes… mais aussi pour la conception des dispositifs et le suivi des résultats. Faire du participatif avec les citoyens, en somme.
Aujourd’hui, l’énergie est du côté des citoyens et des collectifs. L'administration aurait tout intérêt à apprendre à travailler avec eux**.**
David Carmier, du Ministère de la Cohésion des territoires, nous disait : “L’enjeu de participation est essentiel pour que la décision finale soit prise par le plus grand nombre et pas le fruit du lobbying de groupes minoritaires." Est-ce que “l’enjeu de participation” est l’élément clé à résoudre?
Je crois comprendre d’où lui vient cette remarque. Sur des petits dispositifs locaux, on voit des groupes hyper soudés faire la différence : voter en masse sur une proposition, remporter le financement d’un jardin participatif pour leur quartier, etc. Au niveau national, l’action de certains lobbys font advenir des lois, alors que “la masse” verrait peut-être l’urgence ailleurs. Ce serait un peu à celui qui est le mieux organisé, et ça peut décourager l’agent public qui veut faire participer au-delà des habitués, et a l’impression de recréer l’échec des conseils de quartier.
Le risque en désignant “l’enjeu de participation” comme un “problème”, c’est qu’il soit vu par le pouvoir politique comme un moyen de redonner un peu de légitimité à sa parole politique.
Il y a cependant un risque à parler “d’enjeu de participation”. D’abord parce que les gens qui veulent participer participent : si les gens fuient les urnes, ce n’est pas parce qu’ils en ont marre de la politique. La preuve, ils sont capables de tenir des ronds-points sous la pluie ! Quand on leur offre un cadre, un moyen et une opportunité de participer vraiment à la vie publique, les gens sont heureux d’y contribuer. Le Grand Débat comptait une part importante de personnes qui n’avaient jamais participé à ce genre de dispositif.
Quand j'aidais les agents publics à monter des plateformes de consultation, je tombais souvent sur des commanditaires qui voulaient d’abord “que plein de gens participent” à un dispositif verrouillé, plutôt que d’avoir une participation “utile”. Le gros du travail à la DINUM/DITP était justement de comprendre pourquoi on organisait ces démarches participatives, d’aider les agents à cadrer leurs démarches participatives : pourquoi consulter le citoyen ? Quelle question lui soumettre précisément ? Quel degré d’impact sur la décision finale peut-on lui promettre ?
Quand on leur offre un cadre, un moyen et une opportunité de participer vraiment à la vie publique, les gens sont heureux d’y contribuer.
C’est vrai que les groupes “minoritaires” sont plus dynamiques, plus revendicatifs et plus motivés, surtout au niveau local, où les maires se plaignent “de voir toujours les mêmes”. Mais il reste essentiel de les prendre en compte. Leurs motivations sont le fruit d’injustices à réparer, de situations dégradantes à changer, d’une passion et de projets concrets pour lesquels ils sont prêts à travailler.
Plutôt que les opposer, cherchons à articuler les deux tendances : les groupes ultra-dynamiques, qui ont l’énergie de la conviction, et une “masse” de citoyens qui, parce qu’elle appartient à la communauté nationale, a le droit de co-décider. Il faut inscrire l’action des uns et des autres dans un travail commun au service de l’intérêt général : c’est le rôle des pouvoirs publics de l’institutionnaliser.
On parlait de démocratie frictionless au début. Ne fuyons pas la friction, le débat ; cherchons plutôt à l’organiser collectivement, et à permettre aux citoyens de s’engager sur les sujets qu’ils pensent les plus importants. Il faut créer suffisamment de confiance (en donnant la possibilité de délégation à des pairs… de confiance) pour que chacun trouve légitime une décision prise par d’autres en son nom. De là, on comprend que les collectifs et les associations ont une vraie place à prendre dans le débat citoyen, comme le rappelait récemment Patrick Bernasconi, président du Conseil Economique Social et Environnemental (CESE).
Ne fuyons pas le débat ; cherchons plutôt à l’organiser collectivement.
Nous avons assisté à une forte mobilisation citoyenne pendant la crise. Comment aller plus loin ? Comment créer une “société de l’engagement” pour reprendre les termes du rapport remis par le secteur associatif au gouvernement en 2018 ?
La question la plus actuelle selon moi est celle de soutenabilité de l’engagement : soutenabilité des contributions à l’intérêt général, et soutenabilité de la participation au débat public.
À l’heure où le chômage structurel s’installe, et où une partie de l’emploi disparaît, une partie de la valeur produite collectivement se retrouve dispersée entre des activités pas ou peu-rémunérées : le bénévolat (les retraités, payés au “revenu universel de la retraite”, qui font vivre le tissu associatif), le travail gratuit (c’est maintenant vous qui passez vos courses à la caisse automatique du supermarché, et vos données font la richesse de Google), et le travail ultra-précaire (Uber, Deliveroo, etc.), à la tâche ou au clic.
Une société de l’engagement aurait géré le risque de toujours en demander plus à des gens qui sont de moins en moins rémunérés, ou seraient de moins en moins rémunérés à côté de ça.
La question est celle de la redistribution de la valeur, en particulier vis-à-vis des activités hors-emploi qui relèvent de l’intérêt général : élever ses enfants (le confinement a aidé à s’en rendre compte !), se former, faire des maraudes, distribuer des repas, être pompier, coder des logiciels libres, imaginer et porter un projet pour sa ville etc.
Nous devons repenser la question de la nature du travail, et de sa rémunération, surtout celui effectué pour l’intérêt général, afin qu’il puisse être soutenable, au sens de “tenu sur la durée”. Les phénomènes de “burn out” sont une triste réalité du monde associatif, notamment dans le social. Sans compter les professionnels qui travaillent déjà pour l’intérêt général et dont le salaire ne correspond pas à l’utilité commune (comme le personnel soignant actuellement, ou plus généralement les travailleurs du care, donc majoritairement des femmes, comme le souligne Sandra Laugier dans un article récent).
Nous devons repenser la question de la nature du travail, et de sa rémunération, surtout celui effectué pour l’intérêt général.
Faut-il donc être rémunéré pour sa participation à la vie démocratique de son pays (puisque c’est notre sujet) ? Sur le modèle des jurys d’assise, les participants aux ateliers citoyens DITP (retraites, RUA, ..) sont défrayés. C’est 86 euros par jour pour la Convention Citoyenne pour le Climat. Le sujet n’est pas simple, et il faut écouter la crainte légitime exprimée par le mouvement associatif dans son rapport : la crainte de la perte de l’esprit associatif, de la notion de don, de générosité, etc. J’avais vécu ce clash quand je travaillais chez MakeSense : l’ESS traditionnelle reprochait à l’entrepreneuriat social de “professionnaliser” les bénévoles, et d’en tirer une rentabilité, tuant par là même toute motivation à contribuer.
Pour une vraie société de l’engagement, c’est ça qu’il faut résoudre : trouver une économie durable pour les contributions libres à l’intérêt général. Pour cela, il faudra explorer tout ce que les contributeurs peuvent percevoir comme “contre-don” : rémunération, mais aussi réalisation de soi, réputation, capacitation...
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A propos d'Arnaud de Champsavin ?
J’ai 31 ans et je suis consultant en participation citoyenne et en projets numériques. J’ai travaillé 4 ans dans l’entrepreneuriat social, notamment chez MakeSense, puis j'ai monté le Forum Contributif, pour prototyper “le monde d’après” avec des municipalités, comme Loos-en-Gohelle, qui a accueilli le premier forum en 2015. J’ai ensuite rejoint OCTO Technology pour apprendre comment la tech pouvait être un outil d’émancipation, et produire de la valeur pour l’intérêt général (les consultants OCTO y contribuent d’ailleurs directement via leurs missions pour les StartUps d'État de la DINUM).
J’ai travaillé à la DINUM chez ETALAB en tant que référent “plateformes de consultation”, animant un partenariat avec les civic tech pour mettre à disposition des agents publics 5 plateformes de consultation, un appui méthodologique et une communauté de pratique. Puis, je suis passé à la DITP pour lancer le “Centre de la Participation” en novembre 2019 au côté de Céline Pelletier et Typhanie Scognamiglio, et la plateforme est devenue un centre de ressources sur tous les aspects de la participation citoyenne pour l’ensemble des agents publics d’Etat. Initiée chez Etalab, qui porte une vraie culture de la transparence et du partage au sein de l’Etat, la communauté des agents que j’animais a bien grandi, avec plus de 160 membres, devenant les “Mardis de la Participation”.
Actuellement en mission pour l’AFD et l’Organisation Mondiale de la Santé Animale, je crois que j’essaie de comprendre par la pratique comment pourrait fonctionner le “monde d’après”, surtout du point de vue économique et politique, en regardant du côté des communs, de la démocratie participative ou de l’économie de la contribution.”